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Veille juridique

L’interdiction de transiger dans l’optique de faire revivre un marché annulé

Note sous CAA Versailles, 20 mars 2025, nᵒ 22VE02067, Société Elres

La cour administrative d’appel de Versailles a annulé le 20 mars dernier une transaction mettant fin à un litige né à la suite de l’annulation d’un marché public.

Les faits ne présentaient pas une grande complexité. Le 22 octobre 2018, la société Elres et la commune de Chilly-Mazarin concluaient un contrat pour la confection et la livraison, par la première, de repas scolaires et périscolaires au bénéfice de la seconde. Le tribunal administratif de Versailles annula ce marché par un jugement du 29 mars 2019. Pour régler la situation créée par l’annulation de ce marché, la société et la commune transigèrent. La commune accepta alors de verser à la société une somme d’un montant total de 249 000 euros. En contrepartie, chacune des parties renonça à soumettre la situation litigieuse à l’appréciation du juge[1]. Sur la base de cet accord, signé le 24 décembre 2019, le différend qui opposait la commune de Chilly-Mazarin et la société Elres prenait fin.

Cependant, un membre du conseil municipal de Chilly-Mazarin s’étonna du contenu de ce contrat transactionnel et décida d’en contester la validité devant le juge administratif. Il introduisit son recours le 31 mars 2020. Le tribunal administratif de Versailles annulait, le 13 juin 2022, le protocole transactionnel conclu entre la commune de Chilly-Mazarin et la société Elres. Cette dernière contesta ce jugement devant la cour administrative d’appel de Versailles.

L’arrêt rendu par la cour réitère et précise deux exigences importantes :

– l’encadrement du délai de recours dans le contentieux contractuel ;

– la nullité des transactions contraires à l’ordre public.

Le délai du recours des tiers contre la validité d’un contrat administratif

Avant de se pencher sur la légalité de l’acte litigieux, la cour a rappelé les règles de la recevabilité des recours dits « Tarn-et-Garonne », lesquels (sous certaines conditions) permettent aux tiers de contester la validité d’un contrat administratif.

En principe, les tiers peuvent uniquement introduire un tel recours pendant un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées[2]. À défaut de mesure de publicité appropriée, le délai de recours ne commence pas à courir. Le Conseil d’État a néanmoins creusé par ici aussi le sillon de la jurisprudence Czabaj[3]. Ce faisant, il enserre désormais le recours « Tarn-et-Garonne » dans un « délai raisonnable » — d’un an — « à compter de la date à laquelle il est établi que le requérant a eu connaissance, par une publicité incomplète ou par tout autre moyen, de la conclusion du contrat, c’est-à-dire de son objet et des parties contractantes »[4].

En l’espèce, les juges versaillais estimèrent recevable l’action du demandeur de première instance. Faute pour la commune d’avoir accomplis[5] une mesure de publicité appropriée, le délai de recours n’avait pas entamé sa course. Peu importe qu’ici le requérant ait eu connaissance des éléments essentiels du projet de protocole dans le cadre de ses fonctions électives. Cette connaissance n’a rien de similaire avec la connaissance de la signature du protocole ; elle ne permet donc pas d’établir, comme l’exige la jurisprudence du Conseil d’État, que l’intéressé a eu connaissance de la conclusion du contrat.

La validité des transactions consécutives à l’annulation d’un contrat administratif

Sur le fond, ensuite — et surtout — la cour statuait sur la légalité du protocole transactionnel.

Son arrêt rappelle les règles dégagées par le Conseil d’État[6], sur le fondement des articles 2044[7] du Code civil et L. 423-1 du code des relations entre public et l’administration[8], pour apprécier la légalité d’une transaction :

« [L]‘administration peut, afin de prévenir ou d’éteindre un litige, légalement conclure avec un particulier un protocole transactionnel, sous réserve de la licéité de l’objet de ce dernier, de l’existence de concessions réciproques et équilibrées entre les parties et du respect de l’ordre public. »[9]

D’une part, les juges commencèrent par déduire de l’instruction que la société Elres estimait, en application du marché précédemment annulé par le tribunal administratif de Versailles, « être titulaire vis-à-vis de la commune d’une créance de 249 099,67 euros, à laquelle il convenait d’ajouter le montant de son préjudice et les intérêts moratoires et pénalités de retard, pour un montant total de 284 120,34 euros »[10].

Un peu plus loin, ils estimèrent utile — sans doute à raison — de rappeler les effets de l’annulation d’un contrat. Par construction théorique, un contrat annulé n’a jamais existé (ou est réputé n’avoir jamais existé). Par suite, il n’a pu faire naître aucune obligation contractuelle[11].

Or, la transaction litigieuse prévoyait le versement d’une indemnité de 249 000 euros à la société Elres ; un montant indubitablement proche de celui de 249 099,67 euros dont la société appelante s’estimait créancière à l’égard de la commune de Chilly-Mazarin (en application du contrat annulé). La cour administrative d’appel de Versailles juge par conséquent que :

« [L]a transaction visa[i]t en réalité à donner son plein effet à un marché résolu en assurant au cocontractant le versement de la quasi-totalité de la rémunération stipulée par ce marché, a un objet illicite et méconnaît l’autorité absolue de chose jugée résultant du jugement précité. »[12]

Un protocole transactionnel doit avoir un objet licite. Il ne peut donc pas stipuler la rémunération du titulaire d’un marché annulé. Autrement dit, la cour administrative d’appel de Versailles « considère que la transaction vis[ait] dans les faits à donner au marché résolu son plein effet, lui conférant ainsi un objet illicite »[13].

De manière superfétatoire[14], la motivation de l’arrêt s’étend d’autre part sur le fait que le protocole litigieux comportait une libéralité. Or, une jurisprudence ancienne, et bien connue, dégagea la règle selon laquelle :

« Cons. que les personnes morales de droit public ne peuvent jamais être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas ; que cette interdiction est d’ordre public et doit être soulevée d’office par la juridiction a laquelle une telle condamnation est demandée »[15]

Précautionneusement, en amont, la cour administrative d’appel de Versailles rappelait les règles de l’indemnisation d’une personne en cas d’annulation du contrat administratif qui la liait à l’Administration (sur le terrain de la responsabilité quasi-contractuelle ou de la responsabilité pour faute[16]).

Dans un cas très proche du cas d’espèce, le Conseil d’État avait déjà eu l’occasion de préciser que lorsque le montant de l’indemnité transactionnelle égale le prix du marché il y a sérieusement lieu de supposer qu’il n’a pas été déterminé sur la base du montant de l’indemnisation due en raison de l’annulation du marché[17]. Suivant la même logique, la cour administrative d’appel de Versailles jugea que l’indemnité transactionnelle de 249 000 euros ne saurait être regardée comme ayant pour objet de « réparer » les préjudices subis par la société Elres du fait de l’annulation du marché qui la liait à la commune de Chilly-Mazarin. En substance, la cour estime que, en l’état, les concessions respectives des parties avaient un caractère manifestement disproportionné[18].

Partant, à même supposer son objet licite, le protocole transactionnel litigieux encourait l’annulation sur le fondement du principe d’interdiction des libéralités.

Par un arrêt du 20 mars 2025, la cour administrative d’appel de Versailles annula donc la transaction litigieuse.

[1] Les transactions ont nécessairement un tel effet, voy. not. CE, 28 janv. 1994, nᵒ 49518, Société Raymond Camus et compagnie : Lebon T., p. 1041.

[2] CE, ass., 4 avr. 2014, nᵒ 358994, Département du Tarn-et-Garonne : Lebon, p. 70, cons. 4.

[3] CE, ass., 13 juill. 2016, nᵒ 387763, M. Czabaj : Lebon, p. 340.

[4] CE, 19 juill. 2023, nᵒ 465308, Société Seateam aviation : Lebon T., pp. 558, 795 et 851, cons. 3.

[5] La cour écrit même plutôt : « En l’absence de tout élément de nature à établir que ce protocole transactionnel, signé le 26 décembre 2019, a fait l’objet de mesures de publicité appropriée », CAA Versailles, 20 mars 2025, nᵒ 22VE02067, Société Elres, cons. 6.

[6] Not. dans une fonction contentieuse CE, 26 oct. 2018, nᵒ 421292, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ M. Colas : Lebon T., p. 758, cons. 3 ; dans une fonction consultative, CE, ass., avis, 6 déc. 2002, nᵒ 249153, Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Haÿ-les-Roses : Lebon, p. 433.

[7] C. civ., art. 2044.

[8] CRPA, art. L. 423-1.

[9] CAA Versailles, 20 mars 2025, nᵒ 22VE02067, Société Elres, cons. 8.

[10] CAA Versailles, 20 mars 2025, nᵒ 22VE02067, Société Elres, cons. 9.

[11] Égal. par. expl. CAA Douai, 29 déc. 2006, nᵒ 06DA00277, Société CDP Mobilier urbain, cons. 2. Plus classiquement, en excès de pouvoir, voy. CE, 26 déc. 1925, Sieur Rodière : Lebon, p. 1065.

[12] CAA Versailles, 20 mars 2025, nᵒ 22VE02067, Société Elres, cons. 12.

[13] Manon Van Daële, « Un protocole transactionnel ne peut pas faire revivre un marché annulé par le juge », note sous CAA Versailles, 20 mars 2025, nᵒ 22VE02067, Société Elres, JCP A. 2025, nᵒ 13, act. 168.

[14] Du seul fait de son illicéité le contrat litigieux encourait l’annulation.

[15] CE, sect., 19 mars 1971, nᵒ 79962, Sieurs Mergui : Lebon, p. 235.

[16] CE, sect., 10 avr. 2008, nᵒˢ 244950 et 284439 et 248607, Decaux et département des Alpes-Maritimes : Lebon, p. 151.

[17] CE, 8 déc. 1995, nᵒ 144029, Commune de Saint-Tropez : Lebon, p. 431.

[18] La jurisprudence estime à ce propos que « [p]our déterminer si une transaction constitue une libéralité consentie de façon illicite par une collectivité publique, les concessions réciproques consenties par les parties dans le cadre de cette transaction doivent être appréciées de manière globale » (not. CAA Paris, 25 juin 2021, nᵒ 21PA00028, M. D…, cons. 3). Pour la décision de principe, voy. CE, 9 déc. 2016, nᵒ 391840, Société Foncière Europe : Lebon T., pp. 697, 816, 824, 825 et 939, cons. 2.